Speak for England
Un livre sympathique et plein d'humour que vous fait découvrir Mezcal, ci-dessous!
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2004, juste avant Noël : Brian Marley, obscur et veule professeur d’anglais à la London English School de Piccadilly, âgé de 43 ans, est devenu en quelques semaines un héros et un millionnaire. Mais cela ne lui servira à rien : il est tout proche de la mort.
Dernier participant d’un jeu télévisé doté d’un prix de deux millions
de livres, « Une jungle d’enfer » (du genre « Koh-Lanta » en plus
trash) qui se déroule sur une île de Papouasie-Nouvelle Guinée, il a vu
les deux hélicoptères venus le chercher se crasher, les quelques
survivants se faire dévorer par les crocodiles. Dans la panique, il a
perdu sa balise radio et, sans ration de survie ni eau potable, au
milieu d’une jungle hostile et boueuse, il n’en a plus pour longtemps.
Il est en train de prendre ses dernières dispositions lorsqu’il est
assommé par… une balle de cricket.
C’est ainsi que commence Speak for England de James Hawes, dont le
titre français Pour le meilleur et pour l’Empire, s’il mériterait de
figurer au florilège du «jeu de mots bêtes show», traduit moins bien
l’ironie douce et féroce à la fois du livre (1).
James Hawes, titulaire d’un doctorat en philosophie de l’université de
Londres sur Nietzsche et Kafka, nous parle en effet de l’Angleterre et
fustige ceux qui s’arrogent le droit de parler en son nom sans se
soucier du sort de ses habitants.
Revenons à notre « héros ». Le choc de la balle de cricket marque son
premier contact brutal avec une étrange colonie, méconnue de tous
depuis plus de 45 ans.
En effet, en février 1958, un avion de ligne anglais, transportant
clandestinement du matériel nucléaire, est abattu par un avion de
chasse soviétique, au-dessus de l’île en question. Quelques survivants
s’extraient des ruines de l’avion et, sous la direction d’une vieille
baderne (qui ne s’appelle pas Powell, mais Quartermain), bâtissent les
fondations d’une colonie nostalgique de l’Angleterre et de ses
traditions. Des enfants sont nés, ont grandi, ont eux-mêmes procréé,
mais le temps s’est arrêté. La vieille baderne, proclamé Directeur,
étant en effet persuadé que l’attaque du Mig 19 contre leur avion était
le premier acte d’une guerre nucléaire entre le camp du Bien, mené par
l’Angleterre, et les Rouges, a veillé au strict respect de ce qu’il
considère comme les vertus de la tradition british et entretenu
l’inquiétude et l’espoir sur le sort de la bonne vieille patrie.
La première partie du livre nous montre en parallèle
l’incommunicabilité loufoque entre cet Anglais contemporain et ces
survivants figés dans le passé, ainsi que le cynisme et la bêtise des
medias et des gouvernants anglais.
Les bouleversements connus en Angleterre en 45 ans sidèrent et
déstabilisant le Directeur : s’il se réjouit que les adolescents
continuent à dévorer Le Seigneur des anneaux, s’enthousiasme en
apprenant que le XV de la Rose bat régulièrement les All Blacks et les
Springboks et a même remporté une Coupe du Monde, accepte avec
fatalisme que les Australiens gagnent chaque année leur match de
cricket traditionnel contre l’Angleterre, certaines nouvelles le
révulsent. Un incident manque même d’éclater, lorsqu’il accuse Marley
de vouloir démoraliser « ses » jeunes en annonçant que le gouvernement
travailliste (les travaillistes étant pour lui les ennemis, alliés des
Soviétiques) de Tony Blair déteste les syndicats et n’impose les riches
qu’à 40% maximum…
Et là, on touche à l’autre sujet développé en filigrane par ce livre.
James Hawes, né en 1960, décrit la lente désespérance des Anglais
modestes de cette génération, nés à une époque de solidarité nationale,
de valorisation du service public, cette génération dont l’ambition
était une vie digne et le rêve le plus fou un petit appartement pas
très loin de la BBC. Cette génération, qui a vécu les années Thatcher,
la mort de l’industrie, le chômage de masse, la privatisation à
outrance et la guerre contre les Trade Unions se retrouve dans l’état
d’esprit décrit par ce court échange entre le Directeur et Marley :
« - Ecoutez, Marley, les gens ne sont tout de même pas inquiets, bon sang ?
- Ils ne le montrent pas, mais je pense qu’ils le sont, oui. Chacun a
une maison, une télévision, une voiture, et prend l’avion pour aller
passer ses vacances à l’étranger et cætera, seulement nous sommes tous
endettés jusqu’au cou. Nous savons qu’il nous suffirait de trois mois
de chômage pour perdre tout ce que nous possédons, et j’ai parfois
l’impression que tout le monde en est conscient mais que c’est
tellement effrayant qu’on préfère ne pas y penser. »
Les piques dirigées contre Tony Blair, présenté comme un benêt sans
volonté, et ses conseillers, les fameux spin doctors, sont acérées et
traduisent le sentiment profond de trahison éprouvé par l’auteur.
La seconde partie du livre s’ouvre par la découverte, assez
miraculeuse, de cette colonie oubliée, l’opération de sauvetage, avec
la présence du Premier ministre lui-même, le déchaînement médiatique et
le rapatriement de tout ce beau monde en Angleterre.
Je ne dévoilerai pas la suite, mais sachez qu’un basculement s’opère
alors vers une histoire encore plus absurde, mais aussi plutôt
inquiétante, et que l’ironie devient encore plus féroce, voire grave.
Et il n’y a pas de happy end, Brian Marley se retrouvant à la fin du
livre, dans une situation… embarrassante.
Si l’édteur français exagère un peu en plaçant cet ouvrage dans la
filiation du Monty Python’s Flying Circus, il ménage de bons moments de
plaisir, de rigolade et de réflexion. Mais surtout il provoque la
sympathie pour les Anglais des classes modestes et moyennes.
Tenez, même moi, si par hasard je me retrouve dans un stade de rugby et
que je vois Wilkinson crucifier le XV de France par un drop, après une
série de «pick and go» à 2 à l’heure du pack anglais, peut-être que
j’entonnerai Swing low, sweet chariot avec les Rosbifs et que j’irai
ensuite boire des pintes avec eux.
Pour vous dire…
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(1) je pense d’ailleurs que celles et ceux qui maîtrisent
bien la langue anglaise ont tout intérêt à se procurer ce livre en
version originale. Edition anglaise : Jonathan Cape, 2005. Edition
française : Editions de l’Olivier, 2007.