Les vertus révolutionnaires du contrepet
Rien ne prédestinait cet enfant placide et un peu renfrogné à la révolte. La vie à la campagne était rude, certes, mais ses parents étaient des paysans assez aisés. A l’école du village, il ne se distinguait guère par sa curiosité pour l’histoire, ni d’ailleurs pour les langues : en fait, il rêvassait la plupart du temps au fond de la classe, les bras croisés sur son ventre replet de petit Bouddha.
Mais, à l’âge de huit ans, une rencontre fugitive changea toute sa vie.
Revenant de l’école et passant devant la maison la plus interlope du
village, dont les activités n’étaient évoquées qu’à voix basse par les
adultes, il percuta un homme de belle stature, mais n’ayant plus que la
peau sur les os, qui venait d’être expulsé manu militari de
l’établissement. C’était un Français, vétéran des guerres de
coercition, qui était resté au pays pour assouvir ses vices…
Visiblement dans un état second, le vieux junkie invectiva les tenanciers en ces termes obscurs :
« L’aspirant habite Javel mais il vaut mieux femme folle à la messe que molle à la fesse ! »
L’enfant en resta ébahi, émerveillé par les richesses de cette langue exotique et des jeux délicats qu’elle permettait.
Mais, s’essayant à transposer dans sa langue les mêmes variations, il
dut vite déchanter. Comment, en effet, contrepéter joyeusement lorsque
l’idiome natal utilise des morphèmes changeant de sens lorsqu’ils
changent de place, lorsque le contexte d’un son pèse plus que son
contenu et quand même les caractères calligraphiés se déclinent en
composants et radicaux mouvants ?
Décaler les sons afin de dessaler les cons qui l’entourait devint vite
un casse-tête pour l’adolescent enfiévré, les résultats de ses
tentatives débouchant sur des mots totalement biscornus et
incompréhensibles. Frustré, il en vint à haïr de plus en plus le
langage et, celui-ci étant structurant des modes de pensée, la culture
millénaire qu’on lui enseignait et la société dans lequel il vivait…
Dévoré par sa quête d’alchimiste du verbe, il monta à la capitale pour
travailler comme bibliothécaire, dans l’espoir de trouver la clef de
son énigme dans quelque grimoire. En vain ! Sa révolte ne cessait donc
de croître et rien de surprenant s’il se lia avec d’autres agitateurs,
aux motivations plus terre à terre.
Très vite, il coupa les ponts avec ce monde qu’il abhorrait pour son
étroitesse linguistique, rentra dans la clandestinité, et revint dans
sa chère province pour y établir une dictature séparatiste, les cris
inarticulés des « ennemis » purgés supplantant les discours et les
discussions dans la langue honnie.
Cette fuite en avant sanguinaire attira l’attention des autorités
centrales et le chef de guerre despotique dut se lancer, avec ses
partisans, dans un long périple pédestre de 12 000 km à travers le
pays, durant lequel 80 % de ses hommes périrent.
Mais l’enfant renfrogné devenu au fil des années un dirigeant
insensible n’en eut cure, d’autant plus qu’arrivant enfin à rejoindre
ses comparses d’autres régions, ceux-ci se prosternèrent devant lui :
« Ô notre Grand Timonier, tu es enfin arrivé à balayer ce langage moyenâgeux par la force de ta volonté. Tu es arrivé à pied par la Chine ! »
A ces mots, le falot Mao Zedong se redressa d’un coup, son regard
transfiguré scrutant l’horizon comme la seule limite de ses triomphes.
Certes, il savait qu’il faudrait de nombreux combats avant de pérorer
au balcon de la Cité interdite, mais la lutte pour le pouvoir était
lancée, et il ne s’arrêterait pas. Elle dura encore quatorze ans, il
fallut que durant la guerre d’occupation la Chine se redresse au
contact des Nippons pour les expulser, mais l’Histoire était en marche…
Comme quoi, quand on jacte une langue à la con, pas étonnant qu’on se récupère des tyrans…