Orange sanglant
Des interviews flippantes, j’en ai réalisées des tonnes depuis que je bosse en free lance. Mais c’est la première fois que j’avais des sueurs froides en attendant mon client. En fait, non la seconde : c’avait été une rude épreuve d’essayer de tirer une phrase en français de Steevy Boulay.
Je l’attendais dans ce rade où rôdent les rattlesnake.
L’ambiance était conviviale, les habitués se saluaient d’une table à
l’autre. Mais la température a baissé de plusieurs degrés quand IL s’est
pointé, le cigare au bec, fusillant du regard quiconque aurait eu envie
de lui rappeler la législation anti-tabac.
Sa silhouette massive s’est abattue sur la chaise en face de moi. Il a
relevé les manches déchirées de son costume orange, m’a considéré avec
mépris de son regard injecté de sang.
Une serveuse, les yeux baissés en signe de soumission, lui a apporté une
bouteille de tequila. Il l’a congédiée d’une main aux fesses, puis m’a
apostrophé :
- Bon, tu commences, je n’ai pas que ça à foutre.
- Et bien, bonjour, Monsieur Casimir, c’est un honneur...
- Pas de chichis avec moi ! J’ai reçu le virement de ton rédac’ chef,
Donio, tu peux envoyer la sauce.
- Ok. Comme des millions de personnes, je vous ai connu quand vous étiez
un monstre gentil. Comment êtes-vous alors devenu un des pires psycho
killers de l’époque ?
- T’es vraiment nul comme fouille-merde. Tu as grandi avec L’île aux
enfants et tu ne comprends pas ? Mais regarde ce qu’ont inventé
les mecs de ton âge : la carte bleue, le CD, les Tamagoshis, la gauche
plurielle, la télé-réalité... Que des trucs de sociopathes, tiens !
- Ne vous dédouanez pas en accusant vos admirateurs ! Pourquoi vous avez
dérapé ? Trop de speed dans le gloubi-boulga ?
- Fais gaffe à ne pas dépasser les limites. J’aurais bien voulu
assaisonner cette horreur qu’on m’obligeait à bouffer tous les jours
avec autre chose que de la moutarde extra-forte, mais ce n’est pas le
problème. Tu habitais où quand t’étais môme et que tu me matais à la
téloche ?
- En HLM, mais...
- Enfoiré, je t’envie. T’imagines même pas ce que c’est qu’être enfermé
sur une île où c’est tous les jours le printemps, un jardin imaginaire
rempli d’enfants heureux...
- Vous êtes en train de me dire que la cause de votre folie, ce sont les
enfants !
- Tout juste. Ces minus qui courent partout, avec leur sourire à la con
en permanence, qui... T’as pas chaud, toi ? Ils ont monté la clim’ ?
- Votre costume, peut-être ?
- Non, j’y suis habitué depuis le temps. Attends, je me rafraîchis avec
une teq’... Les gniards, ils m’ont fait péter les plombs, j’ai commencé à
en étrangler, à en égorger, à en dépecer. Le pied !
- Personne ne vous en a empêché ?
- Non. Trop de pognon en jeu. Et puis des nains, tu en trouves comme tu
veux pour renouveler le stock. C’est après qu’ils ont tiqué, quand je me
suis attaqué aux adultes.
- Ah oui, François... J’en ai entendu parler.
- Tu ne sais rien... Et puis parle plus fort, j’ai des bourdonnements
d’oreille. Avant j’ai descendu cet abruti de facteur qui venait
m’emmerder chaque matin. Et Julie... Ah, quel souvenir !
- Julie ? Vous lui avez fait quoi ?
- Elle n’avait qu’à pas m’allumer, avec son air de sainte-nitouche.
Avant de claquer, elle a eu droit à ma grosse queue orange.
- Mais alors Monsieur du Snob, Mademoiselle Futaie, le Capitaine...
- Tous à pourrir sur ce foutu paradis. Le seul que j’aimais bien,
c’était le Professeur Corbiniou. Il devient quoi ?
- Il est toujours vivant : il a repris son vrai nom, Pierre Desproges.
- Cool. On trinque à sa santé !
- Non merci, je ne bois plus.
- Tu as tort, je vais recommander une autre bout...
C’est à ce moment que le monstre de mon enfance s’est écroulé la gueule
sur la table. Pauvre con. Ne jamais accepter une bouteille ouverte...
Ça m’avait coûté un gros bifton, glissé entre les seins de la serveuse,
mais j’étais enfin vengé.
Je quittais le bar sous les applaudissements, non sans décocher un coup
de pied dans la tête du cadavre. Pourquoi j’ai dû regarder cette
mièvrerie tous les mercredis, alors que je rêvais de Massacre à la
tronçonneuse et de l’Exorciste ?
Mais dans son délire, il avait au moins raison sur un point : des
émissions comme celle-là, ça engendre des psychopathes...