Mathématiques souterraines
Chez toutes celles et tous ceux qui ont été dégoûtés à vie par les cours d’algèbre et de trigonométrie assénés avec une délectation malsaine par des professeurs Nimbus à sous-pull marron sous une blouse tâchée d’encre bleue, la simple évocation des mathématiques provoque une rage meurtrière.
Pourtant, cette science obscure peut réserver de belles surprises.
Prenons par exemple un philosophe bourré, un arc et une flèche, et enfin
une tortue. Le philosophe, dans sa mansuétude, laisse dix mètres
d’avance à la tortue, puis lui décoche une flèche qui va dix fois plus
vite qu’elle. Ce qui signifie que pendant que la flèche fuse pour
combler ces dix mètres d’écart, la tortue se sera déplacée d’un mètre.
Pour choper cette effrontée et la percer de part en part, la flèche
prolonge sa course d’un mètre, mais l’animal retors en profite pour
avancer de dix centimètres. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que la flèche à
la trajectoire parabolique s’écrase dans le sol, un milliardième de
poil de cul derrière la tortue qui, guillerette, lui rit au nez et se
barre au grand dam du philosophe, obligé de payer la tournée à ses
potes pour son pari perdu.
Ou alors, examinons de près ce nombre utile aux sages, le fameux π
(Pi). Même les plus hermétiques aux mathématiques savent que ce nombre
récalcitrant a un nombre infini de décimales (aux dernières nouvelles,
deux farfelus en auraient déterminé 5000 milliards), sans que sa valeur
exacte ne soit bien arrêtée. Or, ce nombre anarchiste intervenant
principalement pour faire des cercles, ceux-ci ne peuvent donc en
théorie tourner parfaitement rond, ce qui explique en somme beaucoup de
choses, comme les accidents de voiture inattendus, la marche folle de la
planète Terre (ou plutôt des singes vaguement évolués qui la
régentent), voire même le fromage fondu qui coule par-dessus le bord de
la pizza. Non, parce que tout de même, quand on fait réchauffer la pizza
sur la plaque du four, ça coule toujours du bon fromage fondu
partout...
Bien sûr, les éternels pragmatiques m’objecteront que les tortues se
font toujours rattraper par les flèches, pour peu que le tireur ne soit
pas trop bourré ou myope, et qu’elles finissent alors rôties à la braise
dans leur carapace. Et ils ajouteront, goguenards, qu’il n’y a que dans
les fables improbables que les lièvres se font griller à la course par
les tortues : dans le monde réel, non seulement le lièvre coupe la ligne
en premier, mais de plus il revient ensuite sur ses pas pour faire
subir à son infortunée concurrente... enfin, vous savez tous ce que font
les lapins (1)
Les goujats, quant à eux, prendront un air docte pour me ridiculiser en
affirmant que limite à l’infini de la somme des inverses de bidule
chouette, ça donne zéro, nib, peau de balle et que c’est pour ça que la
tortue se fait finalement pourfendre. Puis, négligemment, ils lâcheront
qu’il suffit d’un bâton juché dans le sol et d’une ficelle pour dessiner
une pizza parfaitement circulaire, avec une croûte bien épaisse pour
retenir le fromage, empêchant ainsi cet enfoiré de π de troubler le
repas.
Je vous l’avoue : ces gens m’ennuient profondément. Leur esprit étroit
les empêche de percevoir les possibilités infinies qu’ouvrent les
mathématiques, lorsque la flèche rejoint la tortue, quand le cercle ne
sait plus à quel coin se vouer, au moment où le fromage fondu commence à
grésiller et à roussir.
Car cet instant précis, suspendu dans le temps, où le lièvre reste à la
hauteur de π pour tailler la bavette avec lui, où la pizza est prête,
cette fraction de nanoseconde-là est indéfinie par nature, n’en déplaise
à toutes les sommes de machins-choses sur bitougnot. Un espace à
n-dimensions s’ouvre sous les yeux ravis des profanes, celui des
mathématiques souterraines, où les cercles font ce qu’ils veulent,
tournent si ça leur chante, se transforment en patatoïdes, en carrés ou
bien en canapés Chesterfield. Un univers où les tortues prennent l’apéro
avant de poursuivre les philosophes en courant dix fois plus vite
qu’eux, puis les font rôtir à la braise enroulés dans leur barbe. Un
monde des possibles où un et un font ce que vous voulez, de préférence
quarante-deux...
C’est donc pour réveiller le monde abruti par des millénaires de logique
bas du front que je vous invite tous à la première session de l’Université de mathématiques souterraines :
Lundi 18 octobre à 19h
Devant la camionnette de Gino le pizzaiolo
Comme signe de reconnaissance, n’oubliez pas votre tortue sur la tête...
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(1) il est symptomatique que les tortues soient systématiquement
présentes dans le monde des paradoxes logiques. On doit peut-être en
rechercher la cause dans le fait que la plus grande d’entre elles dérive
dans l’espace infini avec quatre éléphants juchés sur son dos, ceux-ci
soutenant une pizza à peu près circulaire avec du fromage fondu qui
coule par-dessus son Bord...