Loin d’être un adverbe latin,
Ibidem, le plus souvent appelé Ibid., était en réalité un critique et biographe
romain éminent, dont le vrai nom était Caïus Anicius Magnus Furius Camillus
Aemilianus Cornelius Valerius Pompeius Julius Ibidus. Sa longévité (il mourut
en 587 à l’âge de 101 ans) et son œuvre la plus mémorable,
« Op.Cit. », firent que ses reliques furent soigneusement conservées
à Ravenne.
Mais dans ces temps de troubles,
un soudard lombard profana la sainte sépulture et offrit le crâne d’Ibid. à son
roi pour qu’il lui serve de chope à bière. S’ensuivit pour ce crâne un périple
à travers les siècles et les continents : c’est lui qui servit de calice au
pape Léon lorsqu’il consacra Charlemagne Empereur ; il passa dans les
mains de Guillaume le Conquérant en Angleterre, traversa l’océan pour
quadriller le territoire des actuels Etats-Unis, changeant de propriétaire au
gré des parties de poker, servit de totem à plusieurs tribus indiennes. En
1850, son dernier récipiendaire, qui lui avait rendu sa toute première fonction
en l’utilisant comme chope à bière, le laissa tomber un soir de cuite dans le
terrier d’un chien de prairie. Le lendemain, il fut incapable de le retrouver,
et ainsi disparut pour plusieurs décennies le crâne de l’illustre Ibid.
Qui a bien pu inventer ce récit
absurde ? Eh bien, c’est…………[roulements de tambours
dramatiques]……………. : Howard Phillips LOVECRAFT (1890-1937), le créateur du
« mythe de Cthulhu » [terme qu’il n’a jamais utilisé, lui préférant
le « cycle d’Arkham »], l’inventeur, d’après un de ses biographes,
« d’un genre nouveau, le conte matérialiste d’épouvante ».
Il serait un peu tiré par les
cheveux de rattacher l’œuvre de Lovecraft à la tradition absurde : à part
la courte nouvelle résumée ci-dessus, parue en 1928 sous le titre
« Ibid. » (1), aucun autre de ses textes n’est dans cette tonalité.
Mais il utilisa de façon consciente, pour rédiger ses récits d’épouvante, des
mécanismes faisant perdre ses repères au lecteur, le faisant basculer dans un
absurde en l’occurrence angoissant.
Dans un « manuel »
d’écriture, le « Livre de raison » (2), il affirme : « Il y
a deux sortes d’histoires d’épouvante : celles dans lesquelles le côté terrifiant,
ou merveilleux, est lié à une condition ou à un phénomène quelconque, et celles
dans lesquelles il est lié aux actions des personnages ayant un rapport avec
cette condition ou ce phénomène ». Il décrit alors comment, en utilisant
les réactions des personnages – et donc, au-delà, du lecteur – à cette
condition ou ce phénomène, il s’agit d’instiller des événements, mais aussi des
« idées, états d’âme, images et rêves bizarres », tout ceci
contribuant à faire basculer le récit dans un absurde horrifiant. Notez que
cette méthode a été reprise avec bonheur dans plusieurs films d’épouvante, où
la suggestion et l’absurdité s’avèrent plus efficaces que l’hémoglobine et les
serial killers avec un masque ridicule (Psychose, Blair Witch par exemple).
Un deuxième aspect développé
systématiquement par Lovecraft est un travail sur une topographie impossible,
absurde et donc angoissante : les paysages, les architectures des maisons
sont irraisonnables, inconcevables pour l’esprit humain. Déshumanisé, le cadre
de l’action est d’emblée menaçant pour les personnages, étouffant pour le
lecteur. Très souvent, la bizarrerie des décors est inspirée à Lovecraft par
ses propres cauchemars. Dans une correspondance de 1918 (3), il narre l’un
d’entre eux :
« J’ai fait un rêve étrange
sur une étrange ville. Il n’y avait pas une âme dans cette immense étendue de
rues pavées de pierre, de murs et de colonnes de marbre, de statues partout sur
les places publiques représentant d’étranges hommes barbus vêtus de robes, tels
que je n’en ai jamais vu auparavant ni depuis. J’étais, je l’ai dit, conscient
visuellement de la présence de cette ville. J’étais dedans et j’en faisais le
tour. Mais je n’avais certainement pas d’existence corporelle. »
En six lignes, Lovecraft arrive à
annuler tout repère de localisation, toute référence à un univers connu…
Mais le plus absurde, concernant
Lovecraft, est qu’il ne fut JAMAIS publié en librairie de son vivant :
seules des revues à quatre sous publiaient ses textes, spécialement
« Weird Tales ». Ce n’est qu’à partir de 1943 qu’il émergea
timidement dans des recueils collectifs…
« Ph’nglui mgln’nafh Cthulhu
R’lyeh Wgah’nagl fhtagn »
(« Dans sa demeure de
R’lyeh, la ville morte, Cthulhu attend et rêve »)
(1) Lovecraft, Collection Bouquins, Robert
Laffont, t.3, pp.265-268 ;
(2) Id., t.1, pp.1051-1073 ;
(3) Ibid. [eh oui !], t.3, p.198.