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Remue Méninge
27 décembre 2007

Des mots dans le brouillard (pièce en un acte)

Prologue et mise en situation : Deux heures du matin, mois de janvier à Paris, la rhumerie rue Monsieur Le Prince vient de fermer. Trois comparses rigolards redescendent vers Saint Michel. Par commodité, appelons-les par leur nom : Sanglier, Téfou et Fozzie.

 

Arrivés à la Seine, ne souhaitant pas se séparer et ne souffrant pas trop du froid grâce au brouillard épais qui adoucit la nuit, ils descendent sur l’allée pavée qui longe le fleuve. Ils avancent, découvrant petit à petit les arches des ponts qui émergent de l’ouate du ciel, quand soudain ils découvrent un lieu magique…

 

Scène unique :

(Un mini-amphithéâtre, une petite scène et un demi-cercle de gradins en pierre sur trois niveaux, apparaît subitement juste après un pont)

 

Les trois amis s’arrêtent, ébahis. L’isolement de la nuit et du brouillard qui les enveloppe comme un cocon, l’acoustique excellente malgré l’exiguïté du lieu, leur donnent envie de déclamer.

 

A tour de rôle, ils se placent sur la scène et lancent des mots au hasard.

 

Fozzie entame le bal. En quête, alors, des chemins de traverse et des amours risquées, il évoque le monde de la nuit et des anges déglingués dont un seul regard contemplatif peut vous lézarder le cœur :

 

« Dans la Haute-Rue à Cologne
Elle allait et venait le soir
Offerte à tous en tout mignonne
Puis buvait lasse des trottoirs
Très tard dans les brasseries borgnes. » (1)

 

Sanglier, lui, est un cartésien, un pragmatique. Les amours éthérées et impossibles, ce n’est pas son truc. Il aime la sensualité charnelle, concrète, les embrassements et les étreintes. C’est tout naturellement que lui vient son repons :

 

« Elle était donc couchée et se laissait aimer,
Et du haut du divan elle souriait d'aise
À mon amour profond et doux comme la mer,
Qui vers elle montait comme vers sa falaise. » (2)

 

Téfou, lui, est le plus jeune, le mieux balancé, le plus beau… mais aussi le plus écorché vif. Il alterne les périodes d’exaltation romantique et de cynisme désabusé, et il est ce soir-là dans cette seconde phase. Cela, et sa déplorable habitude de vouloir prendre des accents, ce qui généralement le mène au désastre, le poussent à nasiller plus que chanter :

 

« Hey, all you people that tryin’ to sleep
I’m out to make it with my midnight dream, yeah
’Cause I’m a back door man, the men dont know
But the little girls understand, all right, yeah. » (3)

 

C’est à nouveau au tour de Fozzie. La situation particulière de cet impromptu nocturne l’entraîne, encore plus que d’habitude, vers le sentimentalisme. Il ne peut laisser l’attaque de Téfou sans réplique, sinon la joute perdrait de sa noblesse. Il dégaine donc un argument de taille :

 

« Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire
J'ai vu tous les soleils y venir se mirer
S'y jeter à mourir tous les désespérés
Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire. » (4)

 

 

Sanglier a eu la chance d’avoir des parents communistes ; les vers déclamés par Fozzie éveillent en lui des réminiscences et des associations. Et puis autant, en même temps, citer un texte qu’il adore et changer de sujet, celui de l’amour énervant visiblement Téfou :

 

« Celui qui croyait au ciel celui qui n'y croyait pas
Tous deux adoraient la belle prisonnière des soldats
Lequel montait à l'échelle et lequel guettait en bas

Celui qui croyait au ciel celui qui n'y croyait pas
Qu'importe comment s'appelle cette clarté sur leur pas
Que l'un fut de la chapelle et l'autre s'y dérobât. » (5)

 

Téfou est hilare. Sanglier lui a tendu une superbe perche : il va pouvoir à la fois faire montre de sa fibre anarchiste et imiter l’accent solognot. Et, autant le reconnaître, bien qu’il soit Breton, il s’en sort bien mieux qu’avec l’anglais :

 

« Mais, toué qu'les curés ont planté

Et qui tron'cheu les gens d'justice

T'es ren ! qu'un mann'quin au service

Des rich 's qui t'mett'nt au coin d'leu's biens

Pour fair' peur aux moignieaux du ch'min

Que j'soumm's.. Et pour çà, qu'la bis'gronde

T'foute à bas… Christ d' contrebande… » (6)

 

Les heures ont défilé, demain (ou plutôt tout à l’heure), il faut aller au chagrin. Avec son sens pratique et sa tête froide, Sanglier reprend la parole pour inviter subtilement ses deux complices à quitter les lieux, tout en citant à nouveau son poète préféré :

 

« Mon enfant, ma soeur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble ! » (7)

 

Fozzie, les voyages lointains, çà le perturbe. Coincé entre l’envie de tout quitter et son côté casanier, l’évasion lui donne des idées mitigées :

 

« N'ayant plus rien à perdre ni Dieu en qui croire
Afin qu'ils me rendent mes amours dérisoires
Moi, comme eux, j'ai prié les cargos de la nuit

Et je garde cette espérance d'un désastre
Aérien qui me ramènerait Melody
Mineure détournée de l'attraction des astres. » (8)

 

 

C’est finalement Téfou qui donne le signal du départ vers un autre type de voyage, qu’ils ont interrompu depuis un trop long moment :

 

« L'ivresse n'est jamais qu'un bonheur de rencontre
Cà dure un heure ou deux, ça vaut ce que ça vaut!
Qu'il soit minuit passé ou cinq heures à ma montre
Je ne sais plus monter que sur mes grands chevaux. » (9)

 

Epilogue : ils reprennent leur marche, ne s’arrêtant que pour admirer une nouvelle découverte inattendue sur la berge : une exposition permanente en plein air de sculptures d’Albert Féraud. Il est six heures du matin lorsqu’ils se présentent au buffet de la gare d’Austerlitz. Le garçon est surpris quand ils commandent une bouteille de Champagne après leurs cafés-croissants…

 

--

(1) Marizibill, de Guillaume Apollinaire.

(2) Les bijoux, de Charles Baudelaire.

(3) Back door man, de Willie Dixon.

(4) Les yeux d’Elsa, de Louis Aragon.

(5) La rose et le réséda, du même.

(6) Christ en bois, de Gaston Couté.

(7) L’invitation au voyage, de Charles Baudelaire.

(8) Cargo culte, de Serge Gainsbourg.

(9) Ivrogne et pourquoi pas ?; de Bernard Dimey.

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